Nicolas Daubanes, une main de fer dans un gant de poudre

Francesca Caruana - ArtsHebdoMedias

Plus que quelques jours pour découvrir Le Chiffre Noir de Nicolas Daubanes, Prix Drawing Now 2021. Ses œuvres de béton, verre, céramique, limaille de fer… sont porteuses d’histoires qui interrogent notre rapport au passé, à la mémoire collective. « Le souvenir et son expérience sont mes médiums, que ce soit dans l’évocation d’un passé vécu, dans la création de mémoires ou l’empreinte/emprunt d’un présent. La présence de la mort n’est là que pour accentuer mon désir de parler de la vie, d’une échappée, d’un pari sur le futur ou encore d’élan vital », expliquait Nicolas Daubanes à l’occasion de Temps mort, au centre d’art Le Lait, à Albi, en 2012.


Un soleil précoce à Paris conduisait nos pas il y a quelques jours encore à la galerie Drawing Lab. Cet hôtel luxueux appartenant à un ensemble comprenant Drawing Society, Drawing factory, nous donne la dimension de leur vif intérêt pour le dessin contemporain et le soutien apporté aux artistes qui y sont invités. Le chiffre noir est le titre de l’exposition du lauréat 2021, l’artiste Nicolas Daubanes connu maintenant pour ses dessins à la poudre d’acier aimantée.

 

Préoccupé par les zones de tension sociale, par l’enfermement et le monde carcéral qu’il fréquente par immersions répétées, l’artiste s’attache à décrire la dureté et la fragilité des modes de résistance. S’il fait du dessin, alors la limaille d’acier va fragiliser le sujet qui pourtant le structure, sous la forme d’une poudre où la résistance du matériau s’efface sous cette pluie noire… Par ailleurs, la poudre métaphorise le lent et long travail des prisonniers qui tentent d’éroder les barreaux de prison pour retrouver la liberté. Autre limaille pour une illusion d’évasion. S’il utilise du béton, il le mélangera à du sucre pour le « saboter » comme il l’indique lui-même, à l’identique des résistants de la Seconde Guerre mondiale qui tentaient de saboter le mur de l’Atlantique. Autrement dit, Nicolas Daubanes crée une distance à interpréter entre le sujet et les matériaux qui le constituent, en reprenant à son compte les contradictions humaines et sociales. Il étire les pôles jusqu’à provoquer un malaise dû à l’indécidable, à la pression qu’exercent sur le spectateur la précision de l’intention et la vulnérabilité volontaire de l’expression.

 

L’exposition montre aussi une porte de prison titrée en arc de cercle Seul contre tous, reconstituée en dalles de « béton sucré ». Ceci pourrait être une insolence pour la représentation mais elle ne le serait qu’au profit de la réussite esthétique incarnée dans cette pièce imposante et sobre. Le gris du béton et les lettres noires ne font plaisir à personne, il s’en dégage pourtant un espoir d’ouverture, un après, insufflé par l’ajustement et l’équilibre des pièces.


Une pièce parle : « Ce n’est pas joli de couper les arbres », les mots écrits fondent en poudre de larmes et une forme de désespoir surprend le spectateur pourtant en pleine jubilation devant la chute de poudre, cataractes noires en fuite de leurs sources. Tout près, une œuvre inspirée de Piranèse rappelle une sorte de délabrement, un bâtiment abandonné, triptyque qui devient retable pour peu qu’on entre en Daubanie ! En effet hors de tout contexte mystique, de toute idée qui s’y rapporterait, l’œuvre de Nicolas Daubanes incite à la solennité et tend de plus en plus sans vouloir en préjuger, vers une gravité où l’art rejoint le politique et la poésie. Mariage de la force et de la douceur, de la violence et du déclin, du céleste et du terrestre, en des circonstances introuvables ailleurs que dans son univers. De même, contre toute attente, la porte de prison réduite en poudre en bas de l’escalier, délivre un sentiment poétique vraisemblablement issu de sa couleur ocrée qui évoque le désert, de sa poudre de bois, petit monticule lui-même surmonté par ce qui pourrait être une icône de verre : une vague image de cime d’où émerge un reste de feuillage, paysage fantôme collé au verre en guise d’oratoire.

 

Le « chiffre noir » parle ici d’un écart, d’une imprécision ou d’une ambiguïté. Pour lui, ce chiffre sera la distance que l’art peut établir et parfois rétablir, avec l’univers de la violence, de la délinquance ou de la guerre. Le paysage, les forêts si belles à traverser sont aussi le théâtre d’un passé où les êtres étaient concentrés et exécutés, les arbres se transforment en limaille décalquée à chaud sur des surfaces de verre. La solidité de l’arbre fond symboliquement dans la transparence du verre. Sans s’opposer, le dilemme s’invite à notre attention et nous laisse décrypter l’oxydation orangée sur ce qui apparaît soudain comme une vieille plaque photographique. Le nouveau geste de Nicolas Daubanes est celui de l’incandescence, il colore au chalumeau les zones sensibles, et fournit son quota poétique envers et contre tout même lorsqu’il s’agit de briques, élément de construction, de façonnage, il n’en reste que la trace manuelle de l’artisan qui l’a saisie, la rendant impossible à bâtir, se suffisant à elle-même comme objet, comme prélèvement du banal pour devenir œuvre.


Avec l’œuvre de Nicolas Daubanes, nous ne sommes pas tenus par la beauté ni par un parcours esthétique, pourtant si ce sentiment surgit c’est qu’il relève peut-être de notre propre « chiffre noir », entre appréciation implicite prescrite par le thème et l’appréciation des œuvres par le visiteur, c’est peut-être bien là le produit de notre exercice.

March 2, 2022
147 
of 166